samedi 30 avril 2011

Un rêve égaré.


Dantale – Personne n'a entendu, cela est sûr, sinon il y aurait du monde, plein, ici. J'ai fais construire ce lieu, creusé dans le rocher, et les interstices bouchés par de la lave, et les portes sont tout à fait hermétiques. Point de fenêtres, celles que vous voyez dessinées dans le mur, mais rien n'atteint l'épaisseur des parois. Le tout immergé dès que la marée monte, et il est alors impossible de sortir ou d'entrer; et lorsque c'est à découvert, cela se présente comme une avancée rocheuse dans l'eau, que personne ne soupçonne.

Mais vous, ne parlez pas. Vous avez accepté de ne jamais parler, et c'est la condition, et c'est la seule vertu que j'attends de vous. Je vous ai appelé pour vous demander de me protéger et de me garder, vous et vos compagnons. Gardez-moi déjà des paroles. Les mots, les mots, les mots tout autour de moi claquent dans la tête et déchirent chaque fois ma cervelle. Je les sens comme un coup, comme des lames de couteau, je crierais de douleur; mais personne n'entend rien, et les mots redoublent, et les phrases s'écrasent sur moi. Protégez moi des mots, fermez vous-même les bouches, empêchez de parler, empêchez que l'on m'enfonce ces couteau dans la tête.

Protégez moi, écoutez moi. Quelque chose comme une ombre me suit à chaque instant; le bras entier levé et prêt à s'abattre, et chaque instant me semble échappé d'une menace indistincte.

Écoutez, écoutez: comme la paroi tout autour de moi, au-dessus au dessous, comme un prolongement de mon corps tourné vers l'extérieur et hérissé d'armes, voilà ce qu'il faut: muets et fidèles, jusqu'à ne rien voir et ne rien entendre, et que ma peau soit la vôtre, plus sensible et sur la défensive.

Mais plus que tout cela, je vous demande plus que tout cela: une prolifération incontrôlable qui pénètre tous les lieux et plus loin que le regard ne porte, qui prépare, et modèle, et forge, pour que mon regard ne rencontre aucune aspérité, aucune résistance.

Écoutez, écoutez moi encore. Chairs de ma chair, poussées de moi dans toutes les directions, me mettant hors d'atteinte de ce qui ne sera pas passé par vous, vous faites partie de mes jours et de mes nuits, comme mes vêtements, ou la lune et le soleil, et je ne pourrais me défaire de vous.

Nous organiserons des fêtes dans le secret de ce lieu, où rien ne parviendra de dehors; nous allumerons un grand feu que nous approcherons petit à petit, jusqu'à en sentir la chaleur dans toutes les parties du corps, jusqu'à nous brûler le visage et le creux des mains, et nous purifier de l'intérieur de ses flammes.


Recits Morts, Bernard-Marie Koltès.